Religions révélées et société : pour promouvoir une rationalité religieuse

Dans cet article, le spécialiste en éthique et philosophie de la religion, Dr Issoufou Compaoré se penche sur la socialisation des religions dites révélées qui a engendré des crises dans la société actuelle. Tout en scrutant le fondamentalisme  qui ouvre un boulevard vers le terrorisme, il situe sa réflexion à la croisée des chemins entre l’évolution et la rationalité religieuse.

Encore appelées religions monothéistes ou, dans un sens plus strict, religions abrahamiques, les religions révélées sont ainsi nommées tant du point de vue de leurs origines divines mais aussi du fait qu’elles supposent toujours l’existence d’un prophète par qui Dieu transmet les vérités révélées aux hommes. Ainsi, toute croyance n’est pas, pour cette raison même, une religion révélée. Par exemple on ne pourrait pas dire strictement que le bouddhisme est une religion révélée étant donné qu’à la base le terme “bouddha” ne désigne ni un prophète ni un dieu mais simplement un humain qui a réussi, par la médiation de son intelligence et de sa force morale, à atteindre la vérité.

Si donc les religions révélées se démarquent par leur origine transcendante, alors les vérités issues de la Révélation sont non seulement intemporelles mais aussi absolues tout autant que le sont les religions révélées elles-mêmes. Dès lors, comment peuvent-elles s’appliquer à la société dans sa diversité culturelle, économique, et politique ? Doivent-elles cesser d’être des vérités absolues afin de mieux se socialiser ? Et ce processus de socialisation lui-même, n’exige-t-il pas de la part des religions révélées un effort de contextualisation, à défaut de quoi elles auraient du mal à faire partie intégrante de la société ?

Il semble que là se trouve poser un problème qui est commun à toutes les religions révélées : il s’agit de la question de l’évolution ou, ce qui signifie le même, de la réforme des vérités révélées. Ce problème se pose nécessairement non seulement parce que les religions révélées ont été destinées aux sociétés des hommes mais aussi parce qu’elles entendent s’uniformiser malgré les diversités sociétales. Ces diversités sociétales sont perceptibles à la fois à grandes et à petites échelles. De ce fait, dans une perspective macroscopique, il existe une diversité sociétale étend entendu que chaque nation représente un organisme social à part entière ; mais cette diversité existe aussi dans une perspective microscopique car à chaque nation correspond une diversité de sociétés qui la compose. Face aux exigences sociétales, les adeptes des religions révélées adoptent une double attitude : la première consiste à préserver les vérités révélées telles qu’elles ont été exprimées dès les premiers moments de la Révélation, quitte à creuser un fosset entre certaines vérités issues de la révélation et les réalités ambiantes dans la société ; quant à la deuxième (logiquement opposée à la première), elle entend adapter ou au besoin réformer les vérités révélées afin de les faire coïncider avec les réalités sociales. La première attitude est dite fondamentaliste tandis que la deuxième nous la nommerons évolutionniste ou réformiste.

 Rapport conflictuel entre fondamentaliste et évolutionniste”

L’histoire des religions révélées est généralement fonction des rapports entre fondamentalistes et évolutionnistes. Partant pour comprendre les schismes qui sévissent à l’intérieur des religions, il ne faudrait pas perdre de vue cette double tendance. Autrement dit, les différentes contradictions mais aussi les différentes crises qui se manifestent à l’intérieur des religions révélées tirent, dans une large mesure, leurs origines de la cohabitation insolite entre fondamentalistes et évolutionnistes. Il serait en effet difficile de comprendre les crises qui ont marqué l’histoire du Christianisme si nous perdons de vue cette double attitude. Déjà la Réforme luthérienne décrivait un désir, pour certains chrétiens, de revenir aux fondamentaux du Christianisme donc de fonder un christianisme pur. A côté de cette grande crise se trouve d’autres beaucoup moins sensibles, il faut l’avouer, mais qui restent fonction des rapports entre fondamentalistes et évolutionnistes. Par exemple les conflits internes nés de l’avènement de la théorie “kopernico-galiléenne” de l’héliocentrisme, mais aussi les débats, devenus de plus en plus virulents, sur la question du vœu de chasteté des hommes de Dieu sont pour la plupart alimentés par ces deux courants. Pour le fondamentaliste chrétien de l’époque de Galilée, seule l’Eglise possède le monopole de la vérité religieuse mais aussi de la vérité scientifique et toute théorie scientifique contraire aux enseignements de l’Eglise devrait être considérée purement et simplement comme une hérésie. A l’opposé, une attitude évolutionniste (telle que celle d’un Galilée et ses disciples par exemple) tenterait de comprendre que ce qui se présente dans la science comme une opposition à l’Eglise n’est ni plus ni moins que le fruit d’une mauvaise interprétation des vérités révélées. De même, une attitude fondamentaliste verrait d’un mauvais œil le fait que l’on accorde aux hommes de Dieu le droit de mariage, tandis qu’une attitude évolutionniste cautionnerait une telle prérogative eu égard aux phénomènes d’homosexualité et de pédophilie qui compénètre l’Eglise aujourd’hui.

L’Islam n’est pas aussi épargné de ce conflit qui oppose les fondamentalistes aux évolutionnistes. De la même manière que la cohabitation difficile entre les adeptes de ces deux courants provoque des schismes au sein du Christianisme, de même en provoque-t-elle au sein de la religion musulmane. Pour ce qui est de cette dernière, le fondamentalisme est incarné historiquement par le salafisme dont les origines remontent au XIVe siècle de notre ère, et par le wahhabisme, secte musulmane fondé par Mohamed Ben Abd Al Wahhab au XVIIIe siècle. Ces deux courants se recoupent en ce qu’ils enseignent un retour aux textes tels qu’ils ont été enseignés et pratiqués par le Prophète de l’Islam ainsi que par ses compagnons, mais ils se recoupent aussi car ils combattent toute innovation dans l’Islam. Ce qui implique qu’ils rejettent toute possibilité d’une évolution, donc d’un contextualisation des vérités révélées. A l’opposé du fondamentalisme musulman, le mouvement de la Nahda va voir le jour au XVIIIe siècle pour s’étendre durant les deux siècles suivants. C’est un mouvement de Renaissance arabo-musulman qui ambitionne de réformer et de moderniser l’Islam en l’adaptant à la réalité ambiante. Ceci dit, il faut tout de même préciser que le désir de contextualiser l’Islam est plus ancien que le mouvement de la Nahda. Le besoin d’adapter les vérités révélées enseignées par l’Islam est autant vieux que le besoin de conserver strictement ces mêmes vérités. Dans ce sens, il serait possible de soutenir que la bataille de Siffin de 657 de notre ère résultait déjà d’un conflit entre deux protagonistes qui sont chacun mus soit par le désir de rester fidèle aux enseignements du Prophète, soit par la volonté de réformer ces enseignements. Cette bataille, sur fond de divergences au sujet de la question du califat, va provoquer une crise dans l’Islam en donnant naissance à deux courants, demeurés jusqu’alors profondément opposés : il s’agit du sunnisme et du chiisme. Dès lors, l’histoire des crises au sein de l’Islam est aussi, et dans une large mesure, l’histoire des conflits et des affrontements opposants sunnites et chiites.

Au regard de ces considérations, il appert que le processus de socialisation des religions révélées a engendré, dans toutes ces religions deux courants qui se trouvent diamétralement opposés et qui, pour cette raison, engendrent à leurs tours des crises au seins des religions. Cependant, il convient de préciser que la difficile cohabitation entre fondamentalistes et évolutionnistes influence considérablement les rapports que ces religions entretiennent avec leur environnement extérieur ou simplement avec la société. Si la religion fait peser des menaces sur les sociétés c’est du fait aussi de l’orientation que fondamentalistes et évolutionnistes tentent de lui imposer. La religion, dans son essence véritable, fait la culture de la paix même si les moyens déployés pour atteindre la paix sont parfois problématiques. Dans ce sens si les religions révélées deviennent un obstacle au bien-être de la société en général, on pourrait tenir pour coupables les adeptes de ces religions dans leur incapacité à s’accorder sur une juste interprétation des vérités révélées. Entre le besoin de conserver l’originalité des enseignements face à l’influence du temps et de l’époque d’une part, et la volonté d’adapter ces enseignements d’autre part, les adeptes des religions révélées peuvent justifier l’usage de la violence qui peut prendre parfois des proportions inquiétantes. Pendant longtemps, les fondamentalistes chrétiens ont justifié la chasse aux sorcières, la persécution des hommes de science, la guerre contre les barbares (sont considérés comme barbares tous ceux qui ne sont pas adeptes du christianisme) etc. De même, c’est au cœur des approches fondamentaliste et évolutionniste de l’Islam que le terrorisme islamiste qui sévit de nos jours prend son envol. En claire, le terrorisme islamiste se nourrit d’une vision fondamentaliste de l’Islam mais aussi d’une vision évolutionniste de l’Islam.

La relation qui existe entre le fondamentalisme musulman et le terrorisme islamiste est très intime pour plusieurs raisons. D’une part la volonté affichée par les terroristes islamistes d’imposer un Islam d’un certain temps est porté par des musulmans qui demeurent ultra conservateurs. Ensuite la haine contre la modernité qui se mue en une véritable paranoïa du monde moderne est elle-aussi conciliable à une vision fondamentaliste de l’Islam. Le fait est qu’une telle vision est obnubilée par le passé et les traditions au point où elle considère le passé comme un « âge d’or ». Il ne s’agit pas simplement d’un simple retour au passé, mais d’un passéisme. Le passéisme s’entend justement comme une anomalie, au sens psychanalytique du terme, du passé. Une telle attitude rend favorable la volonté d’imposer toutes les traditions indépendamment du temps et de l’époque. De plus, le propre de tout fondamentalisme religieux c’est de considérer le changement comme un danger. Pour le fondamentaliste, il faut craindre que le changement n’affecte les valeurs traditionnelles et qu’il ne détruise pour ainsi dire les identités religieuses. Aussi perçoit-on un lien entre le fondamentalisme et le terrorisme islamiste. Car le refus du changement est en même temps un refus de la modernité. Le monde moderne est considéré historiquement comme le carrefour des grands changements opérés dans les domaines du savoir, de la politique, de la religion, de la morale etc. Nous voyons en filigrane que le combat contre la modernité qui caractérise le terrorisme islamiste demeure profondément influencé par une attitude fondamentaliste.

Autant il existe un lien entre le terrorisme islamiste et le fondamentalisme, autant il en existe entre le terrorisme islamiste et l’évolutionnisme. La volonté de réformer l’Islam en vue de l’adapter à l’espace-temps, donne parfois naissance à des courants qui alimentent le terrorisme islamiste. C’est le cas de l’islamisme, idéologie politique apparue au XXe siècle qui entend faire de l’Islam une idéologie politique violente. Traditionnellement l’Islam ne s’est pas défini comme une idéologie politique. Il est vrai que durant la période prophétique, les musulmans ont fait la guerre, gouverné des territoires et perçu des impôts. Ce qui confère une dimension politique à l’Islam. Mais cette dimension politique ne rime en rien avec une volonté de fonder une idéologie politique qui s’alimente de la jurisprudence musulmane. Une telle volonté est nouvelle et s’explique par le désir de réformer l’Islam. Malheureusement c’est cette volonté qui trouve écho favorable dans la logique terroriste. La terreur terroriste est motivée parfois par le besoin de fonder un Etat islamique donc un pouvoir théocratique. C’est ce qui fait que le souci de réformer à tout prix la religion pourrait être un danger.

On l’aurait sans doute compris les religions révélées, dans le souci de se socialiser, débouche sur des crises. Ces crises sont de deux ordres : il s’agit de crises internes à ces religions et des crises dans leurs rapports avec le monde extérieur. Il en est ainsi car toute socialisation du fait religieux se heurte nécessairement au problème de l’évolution ou, ce qui désigne le même, de la réforme des vérités révélées. C’est ce problème qui occasionne l’avènement des courants fondamentalistes et évolutionnistes. Ainsi sommes-nous tentés de nous demander en quoi consisterait au juste une meilleure attitude face au processus de socialisation des religions révélées. Pour répondre à cette question disons d’entrée de jeu que tout rapport aux vérités révélées, toute lecture des religions révélées devraient être accompagnés par un effort de réflexion, car c’est au contact de la réflexivité que se dégage une lecture éclairée des textes sacrés opposée à une lecture littérale et à vrai dire aveugle. Le message divin contenu dans les livres saints se veut être ésotérique. Ce qui empêche a priori un saisissement du sens profond de ce message. Pour le vulgaire par exemple les expressions « main de Dieu » ou «œil de Dieu », régulièrement employés dans les religions révélées, renverrait à une main et à un œil à l’image de la main et de l’œil de l’homme. Or nous savons tous qu’une telle interprétation est erronée et dangereuse en cela qu’elle rime avec l’anthropomorphisme. Il existe pourtant de pareilles images et de nombreuses paraboles dans les livres saints si bien que si nous nous fions à une lecture purement littérale, nous courons au-devant de graves dangers. Mais dès lors que par un effort de réflexion nous nous appliquons à étudier les vérités révélées nous nous disposons à sonder leurs profondeurs et leurs significations parfois méconnues. Nous comprenons donc qu’il peut exister deux types de rapports aux religions révélées : un rapport objectif qui se veut réfléchi et un rapport subjectif guidé le plus souvent par nos désirs et penchants égoïstes. Et nous voyons logiquement que les dangers que courent les religions elles-mêmes de même que les dangers qu’elles font courir à la société sont liés au rapport subjectif. En somme il appartient aux adeptes des religions révélées de développer une rationalité religieuse, seul moyen pour contenir les crises nées du processus de socialisation de ces religions.

                 Par Dr Issoufou Compaoré,  Spécialiste d’histoire de la philosophie et philosophie pratique avec pour option: éthique et philosophie de la religion.

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